Tout d’abord, je le dirai tout net: quelque horreur que m’inspirent la guerre et son cortège d’abominations et quoique je fasse tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’elle n’éclate pas et, à défaut d’y parvenir, pour qu’elle se termine très rapidement, je ne pense pas qu’on puisse assimiler non-violence et pacifisme, malgré leurs multiples points de convergence. En effet, le pacifisme peut conduire, à l’extrême, à une paix inique et à ne pas se battre contre des actes ignobles, la Shoah, les exterminations au Cambodge, au Ruanda dans légion d’autres exemples des plus sombres. Le penseur francophone le plus réputé de la non-violence, Jean-Marie Muller, affirmait que “si le choix n’était qu’entre la paix dans l’injustice et la guerre pour la justice, alors, en effet, mieux vaudrait choisir la guerre”; il se situe dans le droit fil de Gandhi, qui disait en 1920 que “là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence [il] conseillerai[t] la violence”.

Ce terrible dilemme doit cependant ne déboucher que très restrictivement sur la violence, surtout maintenant que nous assistons à une résurgence écœurante de conflits armés, impliquant de surcroît le massacre de populations civiles plus encore que de soldats. Avant toute option guerrière doivent être experimentées toutes les manières d’éviter le recours aux armes et, si on n’y parvient pas, il importe de s’efforcer d’atteindre une paix si ce n’est juste du moins acceptable. Mais les Accords de Munich en 1938 ont montré comment une mauvaise paix pouvait déboucher sur des violences bien pires que celles que certains dirigeants d’alors avaient cru épargner à leurs peuples.

Chronologiquement la différence est elle aussi frappante: le concept de pacifisme semble beaucoup plus jeune que celui de non-violence. Il aurait été forgé, utilisé et revendiqué par les ligues de paix internationales sous l’égide du juriste Émile Arnaud en 1901. Quant au principe de la non-violence, il est présent dans les religions de l’Inde et des monothéismes; le terme lui-même est exprimé en sanskrit dans l’Antiquité (Ahimsâ, signifiant respect absolu, en pensée, en parole et en action, de l’intégrité physique de tout être vivant). Il est approché en 1849 par Henry David Thoreau qui prône la résistance passive, dans son cas en refusant de payer l’impôt servant à la guerre des États-Unis contre le Mexique et en tant que moyen de désobéissance civile (il est le premier à employer ce terme, qui est le titre posthume d’un de ses livres, appelé initialement intitulé: Résistance au gouvernement civil) contre l’esclavagisme. En Occident, Albert Schweitzer se référa à l’Ahimsâ, sans doute inspiré par Gandhi, qu’il rencontra; soulignons au passage que, si Schweitzer était attaché à la non-violence, il n’en fut pas moins un représentant éminent du courant pacifiste au milieu du XXe siècle, comme ses amis Albert Einstein et Robert Oppenheimer.

C’est à celui-ci que l’on doit la traduction en vocabulaire moderne du mot sanskrit par non-violence, en considération de la doctrine chrétienne de non-résistance, elle-même issue de l’enseignement de Jésus dans le Sermon sur la montagne (“ne pas résister au méchant”) tel que présenté par Léon Tolstoï.

Dans la pratique aussi, la non-violence présente des racines très anciennes: l’histoire, narrée par Sophocle en 441 av. J.-C., d’Antigone désobéissant au roi Créon pour enterrer son frère conformément à la volonté divine l’illustre avec éclat. L’enseignement du Christ, on vient de le voir, le montre aussi au fil des siècles (pendant près de deux cents ans, les chrétiens ne servirent pas dans les armées romaines, ce qui constitue donc un nouveau point de rencontre entre non-violence et pacifisme). Bien plus tard, j’estime, même si c’est controversé, que la tentative inspirée par la foi du Major Davel de libérer le canton de Vaud de l’occupation bernoise par un simple argumentaire et une marche sur Lausanne, à la tête de soldats aux armes non chargées et sans intentions belliqueuses, relève aussi de l’histoire de la non-violence.

On a cité Thoreau et Tolstoï au XIXe siècle, Albert Schweitzer, Mohandas Karamchand Gandhi et Jean-Marie Muller au XXe, auxquels on n’omettra pas d’ajouter Romain Rolland, Pierre Ceresole, Lanza del Vasto, Martin Luther King, Nelson Mandela et tant d’autres. Leur œuvre est un travail de Sisyphe, qu’il nous appartient de continuer.

Luc Recordon